Edito – Le Monde: Quand le Rwanda soumet l’ONU au chantage

Le Monde.fr
La crédibilité de l’ONU est aujourd’hui en jeu dans une affaire importante. Il s’agit de l’Afrique – et des mots que l’on choisit pour qualifier certaines des tragédies qui l’ont affligée.
En l’espèce, il s’agit de deux pays, le Rwanda et la République démocratique du Congo (RDC, ex- Zaïre). Le premier d’entre eux est celui qui fut le théâtre, au printemps 1994, d’un drame sans pareil : le génocide organisé, planifié, de la minorité tutsie par des éléments de la majorité hutue. Crime de masse ordonné par certains éléments du pouvoir central, alors proche de la France, et qui vit une population décimée par centaines de milliers de personnes – femmes, hommes, vieillards, enfants – du seul fait de son appartenance à l’ethnie tutsie.
Au lendemain de ce « crime des crimes », un mouvement de rébellion tutsi, mené par Paul Kagamé, a pris le pouvoir à Kigali. Les Hutu responsables des massacres – les miliciens dits Interahamwe et l’ex-armée régulière rwandaise – ont pris la fuite. Avec femmes et enfants, ils sont allés se réfugier dans le Congo voisin, dans la région du Kivu, où vit depuis des générations une population elle aussi d’origine rwandophone.
De 1996 à 1997, les forces du nouveau régime de Kigali sont allées traquer au Congo les auteurs du génocide. Ce furent des attaques meurtrières contre des colonnes et camps de réfugiés. Certaines sources chiffrent le nombre de morts à plus de 200 000 : miliciens en armes, mais surtout femmes, enfants, vieillards massacrés pour leur seule appartenance à l’ethnie hutue.
A l’initiative de son Haut-Commissariat aux droits de l’homme, l’ONU vient de préparer un rapport sur les événements du Kivu. Ce texte n’a pas encore été officiellement publié, mais Le Monde en a révélé des extraits dans son édition du 27 août. Les rapporteurs disent que certains des faits intervenus au Congo pourraient être qualifiés d’actes génocidaires. Cela ne plaît pas à Paul Kagamé.
Tout juste réélu pour un troisième mandat à la tête du Rwanda, M. Kagamé ne veut pas que l’on puisse accuser ses troupes de génocide. Il fait pression sur M. Ban Ki-moon : si le rapport est publié en octobre dans sa forme actuelle, Kigali menace de retirer les soldats rwandais des forces de l’ONU auxquelles ils participent. Cela s’appelle du chantage.
M. Kagamé est certes un dictateur, il est aussi un homme d’Etat, un dirigeant qui a l’immense mérite d’avoir remis en marche un pays traumatisé. Mais il a tort de refuser de regarder en face la réalité de ce qui s’est passé au Congo. Il a tort de croire que reconnaître que des crimes de masse y ont été perpétrés contre des Hutu banaliserait la singularité du génocide des Tutsi en 1994. Ce n’est diminuer en rien cette dernière tragédie, ce n’est pas la normaliser, la fondre dans une histoire de massacres réciproques que de dire que des Hutu ont été victimes d’actes génocidaires deux ans plus tard.
La mémoire des victimes du Congo exige que M. Ban Ki-moon ne cède pas au chantage de Kigali. C’est une question de principe et de respect dû au sens des mots.

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